La forme d’une ville change plus vite, on le
sait, que le cœur d’un mortel. Mais, avant de le laisser derrière elle en proie
à ses souvenirs – saisie qu’elle est, comme le sont toutes les villes, par le
vertige de métamorphose qui est la marque de la seconde moitié de notre siècle –
il arrive aussi, il arrive plus d’une fois que, ce cœur, ell l’ait changé à sa
manière, rien qu’en le soumettant tout neuf encore à son climat et à son
paysage, en imposant à ses perspectives intimes, comme à ses songeries le
canevas de ses rues, de ses boulevards et de ses parcs. Il n’est pas nécessaire,
il est sans doute même de médiocre conséquence qu’on l’ait vraiment habitée. Plus
fortement, plus durablement peut-être, agira-t-elle sur nous si elle s’est
gardée en partie secrète, si on a vécu avec elle, par quelque singularité de
condition sans accès vrai à son intimité familière, sans que notre déambulation
au long de ses rues ait jamais participé de la liberté, de la souple aisance de
la flânerie. Pour s’être prêtée sans commodité, pour ne s’être jamais tout à
fait donnée, peut-être a-t-elle enroulé plus serrée autour d’elle, comme une
femme, le fil de notre rêverie, mieux jalonné à ses couleurs les cheminements
du désir.
Julien Gracq, la forme d’une ville (1985)
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